Pédophilie : et maintenant, où en est la victime ?
De la compassion, ce n’est déjà pas mal, mais peut mieux faire !
Un article précédent (1er décembre 2021) tentait de comprendre “Comment on risque de devenir pédophile”.
De nombreux échos de ce douloureux phénomène ont été publiés, ici ou et là, des commentaires, des déclarations, … Mais beaucoup moins (vraiment beaucoup moins) ont été consacrés aux victimes ! Tout au plus relève-t-on quelques traces de compassion – mon Dieu, les pauvres, comme c’est triste ! – mais pas grand-chose d’autre.
Nous allons donc nous pencher sur ces personnes qui ont été victimes de ces abus, et nous demander :
- dans quel état ces personnes peuvent se trouver après les faits
- ce que nous pouvons faire nous-mêmes (à part la compassion)
Une prochaine parution traitera de l’extraordinaire chape de silence qui s’est abattue sur ces affaires, un silence universel, qui incite à s’intéresser aux couches les plus profondes du cerveau humain : mais pourquoi ne peut-on parler librement de “ça” ?
L’état de la victime
La victime est en souffrance, certes, une souffrance particulièrement complexe à analyser, même pour un professionnel.
“Si tu souffres, c’est parce que tu as commis une faute”
Pour la victime, en effet, son malheur est vécu comme une punition. Et pour elle (la victime), cette punition procède inéluctablement d’une souillure, d’un acte impur : si tu souffres, si tu es malade, si tu échoues, si tu meurs, c’est parce que tu as péché.
Ainsi un tragique renversement s’opère-t-il concernant notre sujet : ce sont bien les victimes qui se sentent souillées et, par là-même, coupables, et non les bourreaux qui se sentiraient souillés d’avoir ainsi violenté, ravagé des histoires, des corps, des confiances, bref, d’avoir commis des faits graves.
On peut s’interroger sur ce sentiment de culpabilité qui surgit si mal à propos. Comme si cette culpabilité était une protection pervertie contre un mal jugé insupportable : « sûrement, je mérite ce qui m’arrive, je souffre mais ce n’est pas sans raison », une sorte de « c’est moi qui… ».
Première aberration : la victime pense avoir commis une faute !
La question du secret
Deuxième difficulté, le secret. Les affaires d’abus sexuels sur mineurs sont très souvent liées à la question du secret, du mauvais secret : « surtout tu ne diras rien », « c’est entre nous », « c’est pour ton bien », « je fais cela parce que je t’aime ».
Il est d’ailleurs surprenant que les situations d’abus soient si peu connues et évoquées au grand jour, malgré les diverses campagnes d’information lancées ici et là, malgré les moyens mis en place pour que les victimes puissent s’exprimer.
Quels sont alors les obstacles à la dénonciation ? On peut en énumérer quelques-uns :
- le sentiment de honte, chez la victime comme chez son entourage
- l’emprise, le sentiment d’avoir provoqué l’abus
- la perte de la capacité de jugement
L’impression d’être aimé par l’abuseur
Enfin, troisième “déviation”, la plus difficile à admettre, en présence de faits d’abus sexuels : la victime a parfois le sentiment d’être – ou d’avoir été – “aimé” par son abuseur. Elle aura alors d’énormes scrupules à dénoncer les faits, et se dira que “si je le dénonce, je vais lui faire beaucoup de mal et je ne le veux pas” !
Souvent la victime n’ose pas révéler ce qu’elle a subi, en imaginant la catastrophe familiale que ses confidences vont certainement entraîner.
Prenons garde, toutefois, à ne pas assimiler ce “sentiment” ambigu à une quelconque forme de consentement. Il révèle surtout que la victime était sous influence, c’est-à-dire que la dissymétrie de la relation l’a dépossédée de ses capacités de jugement, et qu’elle n’était plus, lors de l’abus, dans un fonctionnement normal de la pensée.
L’acte est suivi d’une vague dépressive
L’acte consommé est, la plupart du temps, suivi d’une vague dépressive où le charme est rompu. Dans un état de lucidité exacerbée par la culpabilité, la victime réalise ce qui s’est passé. Prise au piège, la honte et l’auto-accusation l’empêchent de se libérer en se confiant à un tiers.
Il est probable que la victime ajoute, à la sienne propre, la culpabilité de l’agresseur, dans une sorte d’identification.
L’image de soi de l’enfant s’en trouve complètement abîmée, profondément dévalorisée, et ses relations avec autrui sont gravement perturbées. Si le processus n’est pas enrayé, le risque de basculement dans la psychose existe.
Que faire ?
Vu de l’entourage
Mettre la victime à l’abri
Ce n’est que lorsque la victime est à l’abri qu’elle est en mesure d’essayer de comprendre comment s’est mis en place, en elle, le processus de victimisation.
On se doute bien que la prise de possession de la victime n’a pas besoin de violence physique. Elle est faite de séduction, l’agresseur se transforme en “ami proche”, voire en « bon berger », comme en témoignent les affaires de pédophilie ecclésiastique.
Ne pas commencer ni entretenir une chasse au pédophile
Il ne faut évidemment pas ignorer les faits délictueux qui ont été commis, mais la simple “chasse au pédophile” a malheureusement comme dommage collatéral d’occulter nettement le traumatisme subi par la victime. Certains auteurs affirment même que cette exécration médiatique du pédophile peut porter atteinte à la reconnaissance de la réalité de la sexualité infantile.
Sans aller jusque-là, on peut s’interroger sur certains aspects laissés dans l’ombre par le rapport de la CIASE (Commission Indépendante sur les Abus Sexuels dans l’Église).
Ne pas aggraver le mal
Nombre de remèdes qui se prétendent « psycho-spirituels » (sophrologie, différentes formes de psychothérapies “exotiques”, relaxation, etc.) peuvent aggraver le mal. Des compétences professionnelles reconnues sont ici requises, tout en sachant qu’elles ne sont jamais magiques.
N’oublions pas, toutefois, que l’appel à un professionnel n’exonère jamais l’entourage de la victime de son devoir d’écoute, de soutien, de disponibilité, de bien-veillance.
Penser davantage à « ce qui inquiète la victime », qu’à l’acte lui-même
Autrement dit, il ne faut pas voir d’abord la gravité des actes en termes d’atteinte à autrui, mais bien ce qui inquiète, ce qui inquiète les victimes, ce qui inquiète ses proches.
D’ailleurs, dans toutes les cultures, c’est le cas de la sexualité, à l’évidence.
Vu de la victime
Nous avons dit qu’un contact, de plus ou moins longue durée, avec un professionnel, pouvait seul faire le point de l’état émotionnel et narcissique de la victime. Celui-ci est le mieux à même de définir, avec son patient, une stratégie d’approche des problèmes et un mode de travail en commun.
Pour que les proches de la victime d’actes pédophiles – qu’il s’agisse d’un enfant ou d’un adulte ayant été victime dans son enfance – il est peut-être utile d’être conscient des “pistes” qui pourraient être explorées au cours des rendez-vous thérapeutiques.
- penser que la vie peut revenir : comment penser que la vie peut revenir ? Comment penser l’avenir ?
- reconquérir sa place, ce qui ne veut jamais dire effacer ce qui a été vécu
- retrouver confiance dans l’autre, oser de nouveau faire confiance
- aimer sans crainte : comment aimer sans crainte ? Dans quelle mesure l’autre est-il fiable ?
Poursuivre et punir les “pédo-criminels” est souhaitable, les aider aussi à sortir de cette déviance, sans aucun doute.
Avoir de la compassion pour les victimes, les écouter, les plaindre, les dédommager financièrement, cela fait partie de la responsabilité du corps social tout entier.
Mais ne jamais oublier qu’un être qui a souffert de cette sorte dans l’enfance, peut se reconstruire, peut vivre un avenir heureux, certes, mais que la déchirure n’est jamais loin. Comme a pu l’écrire de façon horrible un analyste, la victime vivra avec « un cercueil au milieu du salon ».
À nous tous d’en être bien conscients.
Oui, Gilles, il est peut-être plus facile de s’unir pour faire appliquer le Droit contre des abuseurs que de mettre ensemble ces sentiments intimes si personnels au moment des agressions et les vécus pour supporter et se reconstruire… Il faut néanmoins effectivement regrouper cela pour aider et les victimes et leurs aidants à mieux cheminer … Merci
Le premier émoi, la première caresse, le premier baiser sur les lèvres, chacun s’en souvient toute sa vie. Quand ces appels à une sensualité se répètent, cela devient « la première habitude » décrite par Françoise Lefèvre.
Soit ! mais quand cette première habitude survient à l’âge de l’enfance où l’on n’est pas capable d’autonomie, de liberté, ni de l’aptitude intellectuelle pour apprécier la situation, la rejeter ou l’accepter, alors c’est quoi, cette première habitude ?
Cette habitude perpétrée par un adulte ensoutané, qui, paraît-il ne se rendait pas compte des dommages qu’il occasionnait dans le psychisme d’un plus petit que lui ; que n’a-t-il lu (et compris) le cantique des cantiques ; que n’a-t-il lu l’évangile et le passage où Jésus parle des enfants ?
On a dit, on dira, que ces pratiques se faisaient dans un climat de tendresse, qu’il n’y avait pas de contrainte. Quel magnifique exemple de chantage affectif, non ?
On a dit, on dira que ces plus petits ont fait leur vie, se sont mariés et peut-être ont eu des enfants. Leurs initiateurs ont-ils pensé à la difficulté d’être amants, pères après cette première habitude ?
On a dit que vous avez demandé pardon, mais auprès de qui l’avez-vous fait ? Auprès des victimes ? non. Avec votre hiérarchie on a assisté à une mascarade publique, grotesque, tape à l’œil d’un pardon à genoux. Est-ce cela demander pardon ? Rappelez-vous l’évangile : « Si au moment de déposer ton offrande, tu t’aperçois que ton frère a quelque chose contre toi, dépose là ton offrande et va d’abord te réconcilier avec ton frère. »
On a dit que l’Église romaine paierait mais qui pourra évaluer le dommage psychique et moral commis ? Et dans le cœur de vos victimes, qui pourra effacer la trace que vous avez laissée ?
On a dit que les victimes seraient aidées, assistées par des gens de métier, mais ceux-là sauront-ils, pourront-ils réparer un psychisme abimé ? Ce que vous avez fait ne peut être défait et vous aurez beau exhiber votre honte, ce ne sera qu’une manifestation de plus de votre égocentrisme.
On a dit et on dira que ce n’est pas votre faute, que vous êtes malades, que vous étiez dans un vivier de jeunes enfants et que la tentation était trop grande.
Moi, je vous demande, qu’avez-vous fait des vœux que vous avez prononcés ?
Moi, je vous rappelle Genèse : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » et la réponse de Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Évidemment, nous sommes tous appelés à être des gardiens. Dommage que ceux qui avaient cette charge aient failli.
Moi, je vous dis la phrase prononcée (en d’autres horribles circonstances par le père d’Albert Camus) : « Un homme ça s’empêche ».
Étiez-vous encore un homme sous votre soutane ? L’uniforme quel qu’il soit déshumanise et en a déshumanisé plus d’un, mais ce n’est pas une excuse.
Moi, je vous dis, avez-vous pensé – avant- à la trace morale et indélébile laissée sur ces enfants-là devenus adulte ? Vous êtes-vous demandé : « qui pourra l’effacer, cette trace ? »
En toute circonstance, un homme ça s’empêche.